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Le Monde

Une nouvelle vague de start-up françaises déferle dans la technologie quantique

Les ingénieurs Guillaume Villaret et Clémence Briosne Fréjaville dans le laboratoire de Pasqal, à l’Institut d’optique de Palaiseau (Essonne).SIMONE PEROLARI POUR "LE MONDE"

Une trentaine de jeunes pousses cherchent à se faire une place sur ce marché, pour produire notamment l’ordinateur du futur

Tom Darras est tout sourire. Fin janvier ce jeune docteur de 28 ans vient de recevoir son Kbis, le document prouvant l’existence de sa jeune entreprise, WeLinQ, dernière née d’une trentaine de start-up françaises d’un secteur émergent, reconnaissables souvent à la lettre Q dans leur nom. Un « Q » qui signifie quantique et se verrait bien rimer avec révolution technologique.

L’adjectif fait référence à la théorie née dans l’entre-deux-guerres qui décrit le mieux le comportement de la matière au niveau des atomes. Grâce à elle, les physiciens savent désormais aussi bien pourquoi le ciel est bleu, pourquoi une étoile brille, ou pourquoi une luciole est fluorescente. Surtout, les ingénieurs ont utilisé cette théorie pour façonner des matériaux semi-conducteurs, à la base des puces et mémoires des ordinateurs et des mobiles. La théorie quantique est aussi à l’origine du laser qui lit les CD ou guide les voitures sans pilote. Les diodes électroluminescentes sont aussi quantiques. Tout comme les horloges de haute précision qui battent le tempo dans les satellites de géolocalisation.

CALCUL ET CYBERSECURITE

« Se dire que ce dont on rêvait il y a vingt ans va devenir réalité est très excitant » Julien Laurat, cofondateur de WeLinQ

Mais une seconde vague est en train de se répandre, tirant profit d’autres propriétés de la théorie encore peu exploitées et mises en évidence seulement à partir des années 1980 dans les laboratoires de recherche. Elle promet des communications plus sûres car sensibles à la moindre interception. Mais aussi des calculs plus rapides ou impossibles même sur de superordinateurs. Ou encore des capteurs de lumière, de champ magnétique, de gravitation, d’ondes… plus précis et plus petits, ouvrant la voie à du guidage sans satellite de géolocalisation ou à des séances d’IRM dans des appareils moins volumineux.

Calcul, cybersécurité et métrologie (la science des capteurs) sont les trois piliers de la révolution annoncée. Auxquels il faut ajouter les technologies dites « habilitantes », c’est-à-dire nécessaires pour faire fonctionner les autres : des lasers, des réfrigérateurs à très basse température (ou cryostats) à – 270 °C, des pompes à vide…

Le fameux ordinateur quantique, Graal du domaine, n’est donc pas la seule application visée dans un marché mondial évalué par la société Yole Développement à près de 3 milliards de dollars (plus de 2,6 milliards d’euros) en 2030.

En France, une trentaine de PME et start-up parient donc sur cet avenir quantique. « Se dire que ce dont on rêvait il y a vingt ans va devenir réalité est très excitant », témoigne Julien Laurat, cofondateur de WeLinQ, professeur à Sorbonne Université et ancien directeur de thèse de Tom Darras, le PDG de la start-up. Leur rêve à concrétiser est une mémoire quantique, permettant de préserver pendant quelques quinzaines de microsecondes une précieuse information.

Ce temps est court mais suffisant pour que cette brique serve de relais pour des réseaux de communication longue distance, pour envoyer d’un point à un autre un paquet quantique d’informations, connu pour perdre ses propriétés si spéciales après quelques dizaines de kilomètres. Suffisant aussi pour pallier un des défauts actuels des unités de calculs quantiques : impossible d’en faire de trop grosses sans faire disparaître là aussi les bénéfiques propriétés quantiques.

Mais de petites sous-unités synchronisées par une mémoire quantique se comporteraient presque comme une grosse machine. «On prévoit d’embaucher rapidement une quinzaine de personnes et de lever des fonds cette année pour développer un prototype », prévient Tom Darras, épaulé par deux chercheurs, Eleni Diamanti (CNRS)et Jean Lautier Gaud, de la société Muquans. Cette dernière, née en 2011, fait figure de pionnière. Ses instruments de mesures de la gravité sont installés sur des volcans d’Italie, de Hawaï ou sur des glaces d’Antarctique pour des recherches en géophysique. Muquans a été racheté en juillet 2021 par iXblue, spécialiste français en instrumentation de haute performance.

D’autres start-up brillent aussi. Quandela, née en 2017, fournit des fontaines à photons et développe un calculateur à base de circuits de lumière. Elle a levé 15 millions d’euros en 2021. Pasqal, créée en 2019, met au point un calculateur quantique à base d’atomes refroidis par laser, et a levé 25 millions d’euros en juin 2021. Elle vient de fusionner avec une entreprise néerlandaise de logiciels quantiques, Qu & Co.

Alice & Bob et C12 Quantum Electronics, toutes deux lancées en 2020, fabriquent aussi des unités de calcul et ont levé respectivement, 3 millions d'euros et 10 millions de dollars. LightOn, entreprise connue d’abord en intelligence artificielle, développe un processeur optique susceptible d’effectuer des calculs quantiques et a levé près de 3 millions deux ans après sa création, en 2016. Ces chiffres font néanmoins pâle figure face aux mouvements de capitaux enregistrés aux Etats-Unis pour des entreprises promettant des calculateurs quantiques pour la finance, l’industrie pharmaceutique, le secteur de l’énergie… IonQ est entrée en Bourse fin 2021, six ans après son lancement, et est valorisée à plus de 2 milliards de dollars. PsiQuantum, créée en 2016, a levé 450 millions de dollars en juillet 2021.

« Entre aujourd’hui et le moment où on a lancé Muquans, c’est le jour et la nuit. Industrialiser des technologies quantiques suscitait un certain scepticisme, voire l’hilarité chez des collègues, des entrepreneurs, des investisseurs. On a tenu bon et les tutelles de nos laboratoires et la banque Oséo nous ont soutenus pour une levée de fond de1,7 million d’euros. Aujourd’hui c’est plus facile de lever des fonds pour un jeune entrepreneur », rappelle Bruno Desruelle, cofondateur de Muquans et conseiller industriel de Pasqal.

Ce qui a changé en dix ans, c’est l’investissement public sous forme de plan quantique de plusieurs milliards aux Etats-Unis, en Europe, Allemagne, Royaume-Uni et finalement en France en janvier 2021 (1,8 milliard, dont plus de la moitié d’origine publique). C’est aussi l’investissement des géants de l’informatique. Fin 2019, Google a montré les performances de son premier ordinateur quantique, suivies par des annonces de même nature d’IBM, Microsoft, Amazon. Ces machines, souvent disponibles en ligne, n’ont aucun usage pratique pour l’instant mais ont levé des verrous psychologiques et financiers.

AIDES À L’AMORÇAGE

En outre, «c’est un secteur stratégique, de souveraineté nationale et d’indépendance », rappelle Robert Marino, PDG de Qubit Pharmaceuticals, une entreprise qui vend un logiciel de simulation d’interactions moléculaires et qui l’utilise aussi pour développer de nouveaux médicaments. Une preuve: les ordinateurs quantiques casseraient les systèmes de chiffrement actuels qui servent pour toutes les transactions électroniques…

Pour rivaliser, la France a des atouts. D’abord la qualité de ses chercheurs visible par la lignée des Prix Nobel dans ce domaine, Alfred Kastler (1966),Claude Cohen Tannoudji (1997), Serge Haroche (2012). Alain Aspect, autre vedette, a contribué à faire émerger dans les années 1980 ces nouvelles applications et est associé à l’aventure Pasqal. Son collègue Michel Devoret, autre pionnier, est, lui, conseiller chez Alice & Bob.

C’est aussi un tout petit monde. «Nous avons vu passer dans nos formations tous les jeunes entrepreneurs, à l’exception de ceux de Quandela partis plus tôt », sourit Robert Marino, également cofondateur de DeepTechFounders qui forme les futurs créateurs avant même qu’ils se lancent dans l’entrepreneuriat, pendant six mois.

L’autre atout est le système étendu d’aides à l’amorçage de ces start-up, entamées sous l’étiquette «deep tech », bien avant le décollage quantique. Il y a les concours, souvent à destination des chercheurs (i-PhD, i-Lab, i-Nov),puis les différents dispositifs d’amorçage au sein des organismes de recherche, comme RISE au CNRS, ou dans les sociétés d’accélération du transfert de technologies, mais aussi les aides directes de la Banque publique d’investissement, Bpifrance, à hauteur de 25 millions d’euros pour 18 start-up quantiques pour l’instant. Enfin, il y a les prêts, et surtout les moyens apportés par des fonds comme Quantonation, le pionnier lancé en 2017, doté de 70 millions et qui a déjà investi dans six start-up françaises. L’apport peut se faire aussi par Bpifrance, via le Fonds national d’amorçage 2, doté de 500 millions, qui abonde des fonds privés comme Elaia Partners, Demeter, Innovacom… «C’est un véritable continuum que nous proposons, explique Paul-François Fournier, directeur de l’innovation chez Bpifrance. Comme il n’y a pas encore assez d’investisseurs privés, nous devons assurer ces premières étapes de maturation. Mais l’objectif est que ces investisseurs prennent le relais par la suite.» Résultat, «nous avons le plus grand nombre de start-up en Europe. Et le plan national prévoit d’en avoir une centaine dans cinq ans», affirme Neil Abroug, coordinateur national de la stratégie quantique.

LOURDS INVESTISSEMENTS

Le secteur a des points communs avec les biotech ou l’industrie du semi-conducteur naissante après guerre. Il demande de lourds investissements, car la plupart des applications passent par du matériel pur et dur. Il demande du temps, car les mises au point seront longues. Il demande une prise de risque, car «c’est l’exploration d’une nouvelle frontière avec beaucoup d’incertitudes », indique Xavier Lazarus, cofondateur d’Elaia. « Nous devons porter un message de vérité, sur le risque que ça ne marche pas, tout en étant enthousiastes», note aussi Neil Abroug. Dernière particularité, les entreprises sortent souvent des laboratoires. «L’avantage est qu’il y a moins de mauvais projets», constate Jean-Gabriel Boinot, de Quantonation. « C’est stimulant de faire sortir des laboratoires ces idées et d’accélérer en retour la recherche», complète Tom Darras. Cette surchauffe crée déjà des tensions sur le terrain du recrutement. «La vague de l’intelligence artificielle a vidé les laboratoires de ses cerveaux. Il ne faut pas que cela nous arrive, explique Pascale Senellart, du CNRS, cofondatrice de Quandela, qui reçoit plus de CV pour son entreprise que pour son labo. Il ne faut pas que la recherche s’assèche, et voit partir des étudiants attirés par les applications.»

Dans "Le Monde" Par David Larousserie